LES SECRETS DE FAMILLE
Cher lecteur assidu, assieds-toi.
Eve Ronek est émue de te présenter sa grand-mère en tenue d'Eve...
J'ai jeté un bandeau pudique sur les parties érotiques de ma mémé !
Jamais je n'aurais pu exposer les miches de ma grand-mère en évoquant autre chose que les souvenirs de bonnes tartines au miel de mon enfance. J'ai trop de respect pour elle.
Ma mamie Dédée m'aimait beaucoup et je le lui rendais bien, même s'il n'était pas bien vu, dans la famille, d'aimer Mamie Dédée.
Pour beaucoup, à l'exception de son fils (mon père, donc) et de moi-même, Mamie Dédée n'était pas aimable, au sens propre comme au sens figuré du terme.
Elle avait du caractère. La fourche de sa langue bien pendue n'épargnait personne et surtout pas ma mère qui lui avait volé son fils.
Elle laissait trainer dans son sillage un parfum capiteux, comme un remugle d'odeur de souffre mélangé à de l'eau de cologne.
Du haut de son mètre soixante dix, elle aimait agiter des liasses de billets de 500 francs devant les yeux avides des commerçants de la ville d'à côté. C'est ma copine Christelle, esthéticienne, qui me racontait. J'avais 14 ans et des billets de 500 francs, on n'en voyait pas beaucoup, cette histoire m'exaltait.
Petite fille, j'aimais caresser son cache-nez en renard accroché au porte-manteaux de l'entrée principale. Celle qu'on franchissait rarement car les gens du village, les animaux et les enfants étaient reçus dans la cuisine. C'était un cache-nez des années trente, les pattes et la tête du renard dodelinaient gentiment sur mes épaules dès que mémé ayant le dos tourné, je pouvais enfin l'essayer.
En revanche, je laissais délibérément de côté le manteau noir en taupe. Partager l'intimité corporelle de ces horribles forreuses de galeries m'était insupportable. Le jardin de mes parents étant mon terrain de jeu favoris, j'avais déclaré une guerre sans merci à ces satanées myopes. Je fomentais les pires noyades à coup de tuyau d'arrosage inséré dans les excavations qui défiguraient mon mini potager. Alors, je n'allais sûrement pas me coller leurs dépouilles mortuaires sur le dos !
Mamie Dédée, c'était une forme de pyramide inversée enrobée dans une blouse en nylon.
Sauf quand elle nous conduisait chercher le pain dans sa Golf d'une modernité absolue. Dans ces moments, elle quittait la blouse pour des robes à motifs géométriques, tout en restant néanmoins massivement pyramidale dans la forme.
Elle avait par ailleurs un rapport très décomplexé à la nudité, pour une mémé. Si bien que je savais, pour l'avoir observée dans son boudoir décoré d'inspiration chinoise du 1er étage, que la partie supérieure de sa personne était plantée de deux solides cônes gainés de latex couleur chair.
Qui aurait pu ensuite aimer les mathématiques et la géométrie ? Moi, pas.
Pourtant, il était entendu, dans la famille, que "ça avait été une TRES belle femme, à l'époque". L'accent tonique était mis sur le "très" et s'accompagnait d'un rictus facial légèrement contraint. La dernière expiration sur le "oc" exhalait un relent de souffre. Toujours, le souffre.
"A l'époque", mais quelle époque?
C'est une des nombreuses questions qui ont surgit de cette vieille malle remplie de photos dans laquelle je suis tombée, bien après son décès.
Des questions à foison et le sentiment d'ouvrir la boite de Pandore des secrets de famille.
J'y appris que, pendant l'entre-deux-guerres, à Paris, ma Mamie Dédée posait nue pour des photos de charme.
Et ce jour-là, enfin, la grande pyramide dévoilait une partie de son secret !
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Si je vous parle de tout ça, c'est que je m'intéresse depuis peu à la psychogénéalogie et aux phénomènes transgénérationnels*. Selon ces théories, des secrets de famille que l'on a bien pris soin d'enterrer peuvent ressortir de manière inopinée sur plusieurs générations, parfois sous la forme de hobby, d'ailleurs. Ainsi au-delà des aspects parfois négatifs du transgénérationnel (on a vu des accidents de vie se répéter à date identique de générations en générations - c'est flippant mais heureusement on peut sortir de ces boucles), cela peut avoir des côtés très sympas. Je suis ainsi proche de penser que mon goût pour la photographie trouve son origine dans le secret de Mamie Dédée. Et que ce n'est peut-être pas un hasard complet, si mon premier appareil m'a été offert par Mamie Yvonne, l'autre mamie mais mamie aussi.
De là à conclure que malgré l'odeur de souffre, il ne faudrait quand même pas pousser mémé dans les orties, il y a un pas que je franchis allègrement !
* Voir notamment l'excellent livre "Aïe, mes aïeux !" d'Anne Ancelin Schützenberger aux éditions La Méridienne